Inde, Inde, qui t'a faite?

Je n'ai pas fait l'Egypte, ni la Turquie, ni la Thaïlande, mais j'ai fait l'Inde.

J'ai fait...

Disons que j'y suis allé. Dans un petit bout de l'Inde. C'est un pays qui vous rend modeste. Avant le voyage, l'Inde était une énigme. De tous les étrangers que j'ai rencontrés, les Indiens sont souvent ceux qui m'ont paru les plus difficiles avec qui s'entendre, les plus impénétrables.

Après, eh bien le mystère demeure. Comment réconcilier d'une part une vie matérielle si écrasante, la pauvreté, la faim, la saleté, le manque de tout, et d'autre part une vie spirituelle et symbolique omniprésente ? Voilà le mystère.

Cette année, la conférence annuelle des cadres d'ArcelorMittal se tenait à Delhi. En arrivant deux jours à l'avance et en restant trois jours après, j'ai la chance de m'offrir un aperçu express.

Samedi 6 septembre 2008, Arrivée à Delhi

“Détends toi et souris”. C’est le conseil des guides aux voyageurs pour faire face à la misère, aux tracas et aux harcèlements.

C’est encore facile à l’aéroport, qui ressemble en tous points à un aéroport, juste en plus petit. Comme je voyage en classe affaires et sans bagages, je passe les contrôles comme un courant d’air. Je repère le chauffeur envoyé par l’hôtel et j’ai le temps d’attendre les autres passagers pour la même destination, un jeune couple d’Espagnols, affublés, comme tous les touristes que je vais croiser, de sacs à dos démesurés. Je repère le distributeur de billets, caché dans une sorte de bungalow en lambris. D’un sourire, je balaie cinq rabatteurs qui veulent me pousser vers un taxi. D’un autre je prie la vendeuse de bonbons de me rendre ma monnaie avec un joli billet et non un tout déchiré (il paraît qu’il faut faire attention). Quand nous sommes prêts, nous sortons dans l’air chaud de la nuit, croisant devant le terminal des familles chargées de paquets, les femmes en sari de couleur. Derrière une file d’ « Ambassador », sorte de Dauphine qui forme l’essentiel des taxis de Delhi, nous empruntons un couloir blafard jusqu’au parking, où l’on évite quelques flaques et quelques chiens pelés. Il tombe une légère bruine tiède. La voiture est en bon état, le chauffeur raisonnablement prudent, on peut se détendre pendant le trajet, du moins les moments où notre auto a une file entière à elle, sans avoir à la négocier avec les omniprésents pousse-pousse à moteur jaunes et verts, les vélos, les autos, les camions aveugles, les piétons suicidaires qui longent ou traversent l’autoroute. Sans compter qu’avec les travaux du métro express pour l’aéroport, un grand bout de chaussée est souvent mangé sans préavis. Delhi, paraît-il, se prépare pour les « Jeux Asiatiques » de 2010 et entretient un sentiment d’infériorité après la démonstration de puissance de la Chine dans l’organisation des jeux olympiques de Pékin. De New Delhi, nous voyons à la lueur des phares de larges avenues bordées de jungle, de casernes et de résidences du gouvernement et partout les bordures de chaussée en béton jaune et noir. Voici ma première vache, sorte de zébu gris clair qui médite sur le trottoir, la tête posée sur les mains. Il n’ya plus grand monde dehors. Pour se faire une idée, nous attendrons demain.

Près de la gare, cent néons superbes comme à Las Vegas annoncent des hôtels de voyageurs. Le pouilleux voisine avec le crasseux, mais aussi avec le minable. Malgré son manager huileux et son odeur de moisi, l’hôtel Ajanta n’est visiblement pas le pire logis du quartier. La douche fonctionne, la lunette de WC a été, comme à l’Holiday Inn, « stérilisée pour ma protection », ainsi que l’indique la bande de papier qui la scelle, papier maculé de grasses taches jaunes qui sentent le curry (après tout, c’est peut-être un désinfectant), rappelant étrangement les taches sur l’emballage du verre à dents, qui, lui, a été « spécialement nettoyé pour mon confort ». Il fait chaud mais c’est de ma faute, je n’aime pas dormir sous un ventilateur. Il est déjà minuit et je m’endors assez vite.

Note : les photos sur ce carnet de voyage ne sont pas toutes de moi. En général les jolies je les ai choisies sur internet pour refléter mes impressions de là-bas.

Dimanche 7 – En voiture pour Agra

Se détendre et sourire... Au petit matin (il faut attraper le train de 6h15), mon plus gracieux sourire écarte le manager de l'hôtel, qui s’offrait pour m’arranger un taxi à 250 roupies (probablement 5 à 10 fois le prix raisonnable, après tout c’est bien à 4 minutes de marche). Les chauffeurs qui attendent déjà devant l’hôtel sont déçus, ils insistent mollement. Ça se corse ensuite, le long de cette rue mal éclairée, encombrée de gravats et de tas d’ordures. Un vieillard monte la garde sur un bout de trottoir quelconque, qui tout à l’heure sera peut-être une cantine. Des hommes dorment dans leur pousse-pousse ou affalés sur une charrette. Ceux qui marchent vous croisent en vous fixant. On veut faire bonne figure devant ces inconnus, ne sembler ni faible ni arrogant, alors qu’au fond on n’a aucune idée de ce qu’ils pensent, ni de quels gestes il faut faire ou pas, ni tout-à-fait si cette rue crasseuse mène dans la bonne direction. Arrivé sur l’avenue, la foule grossit un peu, on doit se rapprocher en effet de la gare. Sous le pont de la voie rapide, les trieurs de journaux assemblent les suppléments de l’édition du dimanche, à l’abri de la bruine qui par instants rafraîchit la nuit.

Et bientôt voici le parking de la gare, qu’on traverse en diagonale. Des enfants vendent des bouquets de bâtons de réglisse. A l’intérieur de la gare, une foule silencieuse est assise par terre devant de grands panneaux qui annoncent les trains de la veille. Des rabatteurs essaient de m’aiguiller vers les agences du premier étage, mais eux non plus n’ont pas l’air très réveillés. L’un deux m’indique que mon train sera sur le premier quai. Des familles y dorment, sur des couvertures de l’épaisseur d’une serviette en papier. Sur le mur sont punaisées les listes de composition du train. Ce sont de grands listings qui battent au vent comme des oriflammes blancs. Je vérifie, mon nom y est, en français et en hindi. Vers 6h le train s’avance. Comme la gare, il semble patiemment repeint de couches de peinture croûteuse. La voiture de 1e classe est défraichie mais correcte, avec ses fauteuils en velours pastel. Elle contient moitié d’Indiens et moitié de touristes étrangers, parfois en groupe organisé. Les employés, vêtus d’une tunique noire avec un turban et une ceinture orange, chargent les caisses du déjeuner. A l’heure, nous partons lentement. Entre les voies, les trois dômes en oignon, coiffés de croissants, d’un petit marabout musulman. Il y a des travaux. Des bataillons d’ouvriers en chemise orange attendent accroupis.

Le train traverse l’envers de l’interminable Delhi, hangars, cheminées d’usines, terrains vagues. De temps à autre une gare de banlieue où attend une foule tranquille. Des trains épuisés (halant 7 classes différentes de voitures, plus le wagon restaurant et les wagons de marchandises), çà et là des bobines d’acier cabossées, oubliées en tas. Peu à peu on gagne la campagne. Dans les champs, je reconnais du riz, du maïs et c’est tout. Exotisme total de l’Asie, comme à chaque fois. Pas un arbre, pas un oiseau (à part les universels pigeons) qui soient ceux de chez nous. Le long des voies s’égrènent des habitations misérables. Les plus pauvres ont une tente faite de bâches de plastique tendues sur des branches, souvent regroupées sous les ponts. La plupart ont des abris en brique, parfois badigeonnés en couleur lavande fanée. Devant, on cuit le déjeuner sur un minuscule foyer rond en métal. Le sol est fait d’une pâte de gravats, d’ordure et de plastique de couleur. Les choses semblent usées sous ce climat à l’humidité impitoyable, qui ravine, délave, moisit. En Inde, rien ne se patine, tout pèle. L’ensemble n’est sauvé de la laideur que par les publicités.

La campagne se réveille. Par centaines, hommes, femmes, enfants font leurs besoins par terre et leur toilette au bord d’une flaque d’eau noire ou verte. Les hommes le plus souvent s'habillent de chemises en coton à carreaux, de pantalons ou de pagnes qu’ils enroulent autour des jambes. Les femmes portent des saris de couleur : orange, turquoise, grenat ; les enfants rien ou presque. Les chiens dorment tellement fort qu’on jurerait qu’ils sont morts. Les buffles se vautrent dans les mares jusqu’aux oreilles comprises, ce sont les seules créatures qui ont l’air heureux. Même les vaches, les fameuses vaches, toutes sacrées qu’elles sont, semblent traîner leur carcasse. Certes, les meilleures épluchures sont pour elles, et tant qu’elles n’obstruent pas complètement une rue, on les laisse faire la sieste où elles veulent. Mais leur vie n’est pas enviable. J’ai vu des vaches (des vaches !) se battre dans la rue pour un déchet quelconque.

Dans le train, les hauts parleurs crachotent les rhapsodies gélatineuses d’un pianiste remplaçant. Les serveurs apportent le déjeuner : thé, toast, omelette aux patates et aux petits pois, biscuits, eau ferroviaire (« Rail Neer », dit la bouteille). Dans sa passion administrative, le publicitaire de la compagnie de restauration a imprimé sur le set de table le menu intégral, y compris le sel, le poivre et la ketchup. A croire que c’est un inventaire pour qu’on puisse bien vérifier que tout y est.
Les journaux titrent sur le honteux accord nucléaire conclu la veille à Vienne. Il ratifie la promesse faite par les Etats-Unis d’offrir à l’Inde l’accès à des technologies atomiques, bien que l’Inde n’adhère pas au traité de non-prolifération. La presse applaudit (« L’aube nucléaire », titre l’Hindustan Times), soutenant à la fois que c’est un droit évident du pays (« la fin de l’apartheid nucléaire ») et que ce fut en même temps un combat héroïque, l’Inde ayant dû vaincre tour à tour la Suisse, l’Autriche, la Hollande, quelques autres et bien sûr les fourbes Chinois. Il est intéressant de noter le pluralisme des journaux. Même sur un sujet aussi sensible, la position de l’opposition est largement rapportée (malheureusement c’est cette fois pour trouver que le gouvernement a fait trop de concessions…) L’autre nouvelle du jour est l’élection du nouveau président pakistanais. Dans la ligne des préjugés méprisants qui entourent ici tout ce qui touche au Pakistan, on insiste surtout sur sa réputation de corrompu et ses condamnations passées. Au passage, j’apprends qu’en hindi, Inde se dit Bharta. Voilà pourquoi tant de sigles commencent par B. J’apprends aussi qu’en Inde on ne compte pas en millions mais par unités de 100 000 (un lakh) ou de cent millions (un crore). « Des lakhs de personnes inondées dans la région de Bihar », « détournement de fonds de plusieurs crores », lit-on.

Peut-être influencé par Henri Michaux (Un barbare en Asie), je trouve en plus d'un endroit les traces d’une logique super-analytique. Impossible d’y échapper lorsqu’on réserve un billet de train par internet : le menu propose 65 tarifs réduits différents (y compris « équipe de polo », « artiste de cirque » ou « accompagnant de patient de thalassémie »). Dans le journal du dimanche, les petites annonces matrimoniales sont un autre cas. Elles sont classées par caste, par religion, par profession. Il y a même une rubrique « Autres ». Après Autres, ça continue! Il y a encore Handicapés, Étranger. Et puis ça s'arrête (39 catégories, quand même).

Et puis voici cet article sur les difficultés de l'industriel Tata pour implanter son usine de voiture bon marché (la « Nano » à 100 000 roupies, pardon un lakh, c’est-à-dire 1600 €). Les villageois, appuyés par des associations et des activistes, et sous l’œil bienveillant du gouvernement marxiste de l’Etat du Bengale Occidental, ne veulent pas être expropriés et résistent au programme de « réhabilitation » (comme on appelle joliment l'éviction des habitants). Récemment des émeutes ont eu lieu. Le chroniqueur d'Express India analyse sagement le problème. C'est simple: il n'y a que 7 possibilités, dont il décompose certaines en sous-hypothèses, apportant à chacune sa réponse logique. Ce qui est frappant, un peu comme l'écrit Henri Michaux, est qu'il donne l'impression d'avoir su à l'avance qu'il y avait 7 possibilités, pas 3 ni 8, comme si certains signes lui avaient permis de reconnaître à coup sûr un problème à 7 ramifications. Il lui suffit alors d'en esquisser l'analyse, tel un pédagogue qui ne nous laisserait, pour ainsi dire comme ultime étape du calcul, que la résolution pratique de la crise. (il faut croire que son article a été lu car aux dernières nouvelles le problème est réglé) (PS : en fait non, quelques semaines plus tard on apprend que Tata jette l’éponge et se replie sur l’Etat bien plus libéral du Gujarat).

Ma voisine trouve que j’ai une jolie écriture. Je lui demande de m’écrire quelque phrases en hindi. Elle s’appelle Jyoti et tient avec son frère une agence de voyages. Ils se spécialisent dans le tourisme haut de gamme : trekking dans l’Himalaya ou encore le « Palace on Wheels », sorte de train-croisière qui cabote de nuit entre les villes du Rajasthan. Elle est fière de ses deux filles qui étudient en Angleterre. J’écris quelques lignes pour son jeune fils qui, lui, apprend l’espagnol. « Il parle déjà bien anglais et connaît le sanscrit car, à la maison, nous lisons les livres sacrés ». Quelle merveille que la culture…

Palais et misères de Fatehpur Sikri

Arrivé à la gare d’Agra (en trois heures au lieu de deux), je repère le stand des «pre-paid taxis». Dans sa guérite, un garde en uniforme attribue nonchalamment les voitures. Evidemment, il lui faut remplir un bon en deux exemplaires, signés et tamponnés. La cohue n’est pas parmi les clients mais parmi les chauffeurs agglutinés qui vocifèrent pour obtenir des passagers. Je pars visiter Fatehpur Sikri, une capitale royale abandonnée, à 40 km d’Agra. Le chauffeur de la Suzuki est un petit musulman avec trois poils de barbiche et une calotte blanche. Il est flanqué par un noble vieillard sikh à la barbe grise touffue et au turban bleu, qui se donne un air officiel. C’est lui qui se charge de faire la conversation (ainsi que cent propositions que je refuserai toutes : s’arrêter pour manger, pour boire, louer un guide, une carriole, visiter un bazar, etc.) Il m’explique qu’il y a à Agra une tradition de tolérance et de bonne entente entre religions. Je le crois sur parole. Mais ailleurs dans le nord de l’Inde, la tension demeure avec régulièrement des attentats mortels ; il y en aura une série de 5 à Delhi une semaine plus tard.

Il faut d’abord sortir du chaos qu’est cette ville de 2 millions d’habitants. (Après coup, j’ai l’impression qu’en Inde elles sont toutes comme ça !) Je me laisse conduire dans ces faubourgs encombrés, complètement désorienté et submergé. La circulation accapare l’attention. Sous les caquètements des klaxons, les piétons s’écartent devant les vélos, les vélos devant les charrettes, elles-mêmes proies pour les motos et les touk-touks, que chassent les voitures. Le sommet de cette chaîne alimentaire et occupé non pas par la Mercedes, comme au Maghreb, mais par le camion Tata, pachyderme des routes, massif et inflexible, généralement orange ou bleu, orné de svastikas et d’autres symboles pieux.

En une heure, nous arrivons à Fatehpur Sikri. Il est 10h30 et au soleil il fait très chaud. Le site est sur une colline dominant le village. Les voitures n’y accèdent plus mais se garent un kilomètre avant. J’utiliserai les jambes que le seigneur m’a données, pour la désolation des meneurs de chevaux et de dromadaires (et aussi pour leur stupeur : qu’un riche veuille marcher paraît inexplicable). Je veux marcher, soit, mais pourquoi marcher seul ? Sans interruption, des passants s’offrent pour guider ma promenade. Ma route est le défilé des faux guides (cette expression m’avait toujours paru curieuse : comment peut-on être un faux guide ? maintenant je sais), mais aussi des enfants élèves à l’école coranique (vrais ou faux, eux aussi, allez savoir, mais j’ai testé, ils ne lisent pas un mot d’arabe), des enfants sculpteurs d’éléphants, impatients de me montrer leur travail, des enfants collectionneurs de monnaies étrangères et des vieillards qui m’attendent depuis l’aube pour me signaler un détail curieux de l’architecture. Fidèle à ma promesse de rester détendu et agréable, je dois quand même faire mon petit apprentissage. Que répondre à un enfant souriant qui demande si vous allez bien ? A vous de voir, mais si vous répondez quelque chose, vous êtes pris dans un engrenage. Au début, on se prend à jouer. On veut être gentil, on participe. Surtout voyageant seul, on recherche l’échange. Mais il ne vient jamais. Ce n’est pas vous qu’on salue, c’est votre porte monnaie (« Hello, dollar ! » me dit même un gamin). Après deux ou trois bobards (je suis le fils d’un maître de sculpture, je vais en Espagne le mois prochain pour une exposition, etc.) on arrive au vrai message : donne moi une pièce, ou : viens à la boutique. La technique est toujours celle du pied dans la porte : obtenir un oui, une réponse ou une obéissance pour enclencher la mécanique. « Where are you from ? », « How are you ? », « Enlevez vos chaussures », « Non, par ici d’abord ». Peu importe la réponse. L’enfant à qui je réponds : « Devine » quand il me demande mon pays d’origine, enchaîne sans pause : « Oh ! Très bon pays ! Moi je suis élève à l’école coranique, je vais te montrer la mosquée, etc. »

D’abord, un peu pris au dépourvu, et curieux de la compagnie, on essaie de lier connaissance. Mais vous avez affaire à des professionnels, au discours plat. D’ailleurs ils n’ont pas de temps à perdre, d’autres clients attendent, ils vont droit au but. Alors on tente l’esquive. « Je veux visiter par moi-même » est une très mauvaise réponse. La réplique est toute prête : « Justement ! le site est plein de faux guides et de vendeurs qui vont se jeter sur toi. Avec moi, tu seras tranquille ! » Chaque importun serait donc l’assurance contre ses congénères – scandaleux chantage. La ruse, alors, fonctionnerait-elle ? S’asseoir, sortir mon bloc à dessin et commencer à dessiner. Aucun gêneur n’attend 10 minutes une improbable piécette, ou s’il se prend au jeu et reste pour regarder, il ne demande plus rien. J’ai aussi expérimenté le sourire désolé : « Oh non, c’est samedi. Le samedi, je n’achète pas ». Ici, un interdit religieux de plus ne choque pas mais provoque quand même sa petite surprise…

Mais la meilleure des réponses est hélas l’indifférence, et envers les plus insistants, « Please leave me alone » a fonctionné à chaque fois. Les « Welcome, Sir » et les « First time in India ? » deviennent un simple bruit de fond. Ne regrettez rien. Si vous voulez faire connaissance avec des Indiens, parlez à votre voisin de train ou de bus, ou aux nombreux touristes indiens qui visitent les sites. Ils sont bavards, curieux et chaleureux. Quel fou-rire avec ce groupe venu de Jaipur pour visiter le Taj Mahal (un peu perdus eux aussi dans Agra !), bien qu’entre leur anglais et mon hindi nous n’ayons pas 40 mots en commun. Petite consolation, dès qu’ils ont l’air un peu aisé, ils sont eux aussi assaillis par les attrape-touristes.

Bien sûr, impossible d’en vouloir personnellement à ces parasites. Leur insistance, pour agaçante (et culpabilisante) qu’elle soit, n’est que le reflet de leur professionnalisme. Quand on trait une vache, on la trait jusqu’au bout. Et leur jeu est totalement loyal. A aucun moment je n’ai ressenti de menace physique ni verbale, pas même un mot de dépit ou un regard de colère. Je crains que si violence il y a, ce ne soient eux les victimes. Etant donné la pauvreté de l’Inde (la moitié de la population vit avec 1 euro par jour ou moins, 15 roupies, donc), le tourisme est un tel afflux d’argent qu’on imagine les organisateurs et les protecteurs en arrière plan.

Avant d’arriver aux anciens palais, se dresse la grande mosquée de Fatehpur Sikri, avec ses remparts et son immense cour, le tout en grès d’un riche rouge sombre. Les demi-coupoles du portail et du mihrab ne sont pas arrondies mais sont modelées en facettes triangulaires ou en écharde, agencées en éventails et liserées de blanc sur le rouge de la pierre. Comme à Agra et à Delhi, l’entrée est libre à tous en dehors des prières. A l’intérieur voisinent des fidèles, des visiteurs et beaucoup d’enfants. L’architecture combine un plan carré tout simple avec la riche ornementation moghole, piliers sculptés, dômes, clochetons, et la figure décorative majeure, le téton.



Dans la cour, un pavillon de marbre blanc abrite le mausolée d’un saint homme.
Des corbeilles à pain en plastique ajouré sont prêtées à l’entrée pour se couvrir la tête. Le pourtour de la galerie qui entoure la tombe est percé de magnifiques claires-voies ciselées dans le marbre, avec des entrelacs géométriques chaque fois différents.

Après la beauté ample et formelle de la mosquée, les palais moghols recèlent une ambiance de villégiature. Est-ce à cause de l’empilement labyrinthique des différents pavillons, des pelouses et des arbres ? Des gardiens nonchalants, qui sont postés là où les courants d’air apportent un peu de fraîcheur? En tout cas, ce qui fut une cour puissante conserve sa beauté. La couleur de la pierre et les avant-toits en dalles lisses de grès donnent au site une agréable unité. Je suis ravi de ne pas avoir de guide, pour avoir la surprise des découvertes, et revenir trois fois sur mes pas. Je manque certes l’histoire des lignées qui ont bâti puis déserté ces lieux, mais aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à apprendre des dynasties.

Agra, découverte d'une ville en Inde

De retour à Agra, je me fais déposer au Fort Rouge. Au bord de la rivière Yamuna, l’immense forteresse de grès est recouverte de blocs lisses comme des écailles de reptile. A l’intérieur, on a la surprise de découvrir un enchaînement de somptueux palais de grès rouges ou de marbre blanc, avec des courettes, des passages, des balcons, des jardins. Des fenêtres on aperçoit le Taj Mahal, à trois kilomètres peut-être, joliment entouré par les arbres et la rivière. On ne visite pas une partie du fort car elle est « sous occupation militaire », dit le panneau. La plupart des visiteurs sont indiens. Un jeune couple insiste pour me prendre en photo avec eux. J’ai pris un peu trop de soleil aujourd’hui, je me repose à l’ombre et profite du lieu.

Sorti du Fort, je suis un peu perdu. Pour l’instant, j’ai été conduit d’un endroit à un autre. Comme j’aime m’orienter, je voudrais maintenant faire ma route moi-même. Sur un plan, Agra n’est pas une ville très intimidante. Des avenues, la gare, que son nom de « Agra Cantonment » fait supposer délicieusement britannique. On repère le Fort Rouge, le Taj Mahal et entre les deux un immense parc où l’on se promet de fraîches promenades. Hélas, au ras du sol, ce beau schéma se brouille. Sur place, rien n’est indiqué et surtout, l’avenue sur laquelle vous êtes, celle qui sur le plan est si nette, eh bien vous ne la voyez pas. Vous ne voyez que deux mètres devant vous, deux mètres de trottoir défoncé et boueux, jusqu’au prochain étal de fruits, la prochaine carriole, la friture ambulante ou l’amas de touk-touks (le pousse-pousse à moteur – propulsé au gaz naturel – vert et jaune s’appelle touk-touk). Au-delà, mystère. N’essayez pas de tendre le cou pour voir un peu plus loin, vous vous mettriez sur la trajectoire d’un véhicule fou. Quittez l’avenue et là, c’est le brouillard complet. Tout n’est que courettes, méandres et impasses. Des allées larges comme un couloir, où les bicyclettes ne se croisent qu’en manœuvrant, l’égout à ciel ouvert de part et d’autre. Dans les cours, des sommiers en corde, presque rien d’autre. Des hommes en maillot de corps, des enfants en grappes, des femmes chargées de ballots vous regardent passer. Et ce sont apparemment des quartiers normaux, pas riches bien sûr mais pas non plus misérables. Partout le regard est saturé (curieusement, l’ouïe pas trop dès que l’on s’éloigne des klaxons). Echoppes, marchands ambulants, triporteurs poussifs bourrés jusqu’à éclater et crachant leur fumée comme des calamars leur encre, par bouffées, chaque fois qu’ils accélèrent. Tas d’ordures broutés par les animaux (parfois on a installé des containers, ils font de commodes mangeoires). Paradoxalement, peu de déchets, enfin de ceux que l’on voit en Europe. C’est que tout est récupéré. Il ne traîne pas un vieux journal ni une bouteille vide. Ces tas d’ordures dans les rues ne sont faits que de lambeaux de résidus infimes mêlés à la poussière, surmontés des dernières épluchures que l’on a jetées pour les vaches ou de rares bouses fraîches (je suppose qu’elles sont vite ramassées elles aussi).

Mais de ravissants étals de primeurs : pommes, oranges (vertes), grenades, ananas, papayes et des sortes de poires rondes, vertes ou jaunes à la délicieuse odeur acidulée ; tomates, aubergines de toutes les sortes, poivrons, gingembre, gombos, longues courgettes vert clair, des cornichons grumeleux et effilés et de mignons choux fleurs ivoire, en petits bouquets enserrés de feuilles, une mariée s’en ornerait. Superposées sur la scène comme des décalcomanies, de somptueuses publicités, souvent peintes à la main, vous rappellent que la vie moderne est à votre portée. Pour qu’elle soit plus accessible encore, on vous la fait au détail : cigarettes à l’unité, papier toilette en rouleaux minuscules, produits d’entretien miniatures. Même les petits sachets de graines qui rafraîchissent l’haleine après les repas s’achètent un par un. Je me demande si le forfait de téléphone portable (pubs partout) est facturé jour par jour ou s’il faut payer une semaine d’un coup.

Sorti du Fort, je marche un peu au hasard, visant la gare d’Agra Fort, au-delà de laquelle doit se trouver la grande mosquée. Devant le Fort, des vendeurs me montrent de mignons jeux d’échecs miniatures. 20 roupies, puis 10 et rapidement 5 (en euros, cela fait 8 centimes !). Je suppose que les jeux ne sont pas disponibles sur place mais qu’il faut aller les chercher à la boutique de babioles, où l’on essaiera de me vendre de force les hideux taj mahals en marbre qui sont l’achat obligé à Agra. Je longe le fort. Sur un terrain vague, un éléphant (mon premier !) mange de la poussière. Je contourne le fort et arrive en effet à la gare. Je la traverse complètement par la passerelle surélevée. Des macaques jouent sur les voies et les quais de la partie arrière. De l’autre côté de la gare, c’est un quartier de bazars, vibrant d’activité. La grande mosquée, Jamaa Masjid, est un lieu dont la circonférence est partout et le centre nulle part. On voit de partout les grands bulbes de ses toits, mais aucune entrée. Je dois faire une fois et demie le tour avant de la découvrir, c’est un escalier étroit entre les boutiques. Un vieillard me soutire quelques roupies pour les bonnes œuvres et les gamins me regardent dessiner un clocheton moghol. Il fait moins chaud déjà et la lumière prend les teintes du soir.

Je pense à me diriger vers mon hôtel, qui se trouve dans le quartier du Taj Mahal. Je rebrousse chemin et contourne le Fort dans l’autre sens. Il n’y a pas beaucoup de circulation sur cette avenue et un vieillard qui pédale sur son vélo-taxi me hèle. Visiblement, il cherche un client mais il le fait avec calme et humour. Il m’explique tous les monuments à visiter à Agra, et aussi qu’il en sait d’autre méconnus. Finalement il sort de sa poche un petit carnet usé, rempli des recommandations des touristes qu’il a accompagnés, dans toutes les langues ! J’ai encore envie de marcher et je ne monte pas mais nous nous souhaitons bonne chance. Plus loin, je m’aperçois que le riant parc qui mène vers le Taj Mahal est en réalité bien peu engageant, et ensuite que la distance est longue. Ayant rejoint un groupe de Jaipur en visite, eux aussi à pied, nous cheminons jusqu’à l’entrée ouest du Taj Mahal. Eux vont visiter, je me réserve pour demain matin. A partir de là, je me perds à peu près complètement. Le vague croquis qui me sert de plan me sauve in extremis. J’ai perdu presque une demi-heure mais je peux dire que j’ai vu l’envers du décor, labyrinthe de ruelles et avenues poussiéreuses. Vu sur le trottoir : un vieillard accroupi, à la peau très noire et aux longs cheveux blancs encadrant le sommet dégarni de son crâne, la barbe et les sourcils blancs et touffus, se livre à une occupation apparemment d’ordre mécanique.

J’ai choisi l’hôtel Sheela parce qu’il est à un jet de pierre de l’entrée est du Taj Mahal. Il a un petit jardin calme, ce qui, après ma journée, est un grand luxe. La chambre est un cube sans fenêtre, peu importe. L’air conditionné se révèlera excellent contre les moustiques. La nuit tombe tôt, après un rapide tour du quartier du Taj, rempli de gargotes et d’affreuses boutiques de souvenirs, je dîne de riz aux légumes en écrivant mes notes de la journée. Je sors ensuite faire un dernier tour. J’avais l’idée de contourner le Taj Mahal pour l’observer par l'arrière depuis la berge de la rivière. Sur la photo aérienne, cela semblait faisable. Je fais demi-tour rapidement : l’ambiance est sinistre est de toute façon le Taj est dans le noir.

Lundi 8 – Le Taj Mahal, enfin

Malgré le décalage horaire, je me lève tôt pour être au Taj Mahal dès l’ouverture, à six heures. Une poignée de touristes attendent déjà. Valse-hésitation car le garde m’empêche d’entrer avec mon téléphone. Plutôt que de faire la queue à la consigne, je retourne le déposer à l’hôtel. Manœuvre identique trois minutes plus tard avec mon dangereux bloc à dessin (!) On pénètre dans une première cour gazonnée, où convergent les trois portes ouest, sud et est qui donnent accès au monument. L’ensemble est élégant et parfaitement entretenu. Sur le côté nord, le pavillon d’entrée derrière lequel se cache le mausolée. On se presse vers le saint des saints. Quand il débouche dans l’encadrement du portail, on se prépare à faire semblant d’être surpris mais pas besoin, c’est vraiment une merveille. Emouvant de netteté dans l’air frais du matin, au bout du grand jardin, encadré de ses minarets. Il y a peu de monde encore. Quand on s’approche, l’imposante coupole s’efface peu à peu, tandis que s'allonge le portail, démesuré, encadré de versets du coran, de rinceaux et de fleurs en marqueterie de marbre. A l’intérieur du Taj Mahal, on entend la mer. Les murs de marbre et l’immense voûte amplifient tous les frôlements en un écho fantomatique. Quand il y a foule, ce doit être moins poétique. Au centre, à travers une résille de marbre, on voit les deux tombes royales. Partout la même délicate marqueterie de marbre et de pierres colorées. Je traîne une heure et demie pour voir le monument sous tous les angles. Le soleil émerge difficilement de la brume. De part et d’autre du mausolée, deux palais de pierre rouge l’encadrent avec une décoration entièrement assortie. C’est ensuite l’heure de ma chasse au trésor. Dans le jardin, un trésor de geocaching est caché. Cela paraît incroyable de « cacher » quoi que ce soit au Taj Mahal alors qu’y défile une foule permanente. L’indice est qu’il faut chercher l’arbre nº 338. Et après dix minutes à tourner dans la zone indiquée, oui ! il est bien là. Entre les racines de cet arbre, qui est une sorte de gros ficus longiligne, est cachée une petite boîte genre pellicule de photos. Dedans sont bourrés des papiers laissés par les différents visiteurs. Je m’inscris sur la liste et replace vite vite la petite boîte dans sa cachette. Un regret : la boîte est déjà bourrée, pas moyen de déposer le « travelbug » (objet voyageur que l’on peut suivre sur le web aller de cache en cache) que j’avais amené de Gijón pour lui faire voir du pays !

Un dernier coup d’œil et, gonflé pour la journée (je vais en avoir besoin), je rentre à l’hôtel déjeuner et prendre mon sac. J’ai la journée devant moi, il faut seulement que je sois à Delhi le soir. Je pense prendre un train vers 14h. Je décide d’aller d’abord visiter le tombeau d’Ittimad-ud-Daula, le grand-père de la reine du Taj Mahal. C’est de l’autre côte de la rivière, à une bonne distance. Au diable la sécurité, l’Inde vous rend fataliste, je vais donc prendre un touk-touk. Je marchande avec 4 ou 5 conducteurs avant d’en trouver un qui me conduise pour un prix (qui me semble) raisonnable et qui n’insiste pas pour me ramener ensuite dans le quartier touristique pour visiter les boutiques. Manque de chance, il veut prendre un raccourci et prendre par le pont Strachey, qui traverse la rivière au niveau du Fort. Cela raccourcit nettement mais le pont est uniquement dans l’autre sens. Un policier guette et dès que nous nous engageons, il fait signe d’arrêter. Le conducteur fait mine de ne pas comprendre mais le policier insiste. Il passe la tête par la porte, la bouche sanguinolente de bétel. Le compagnon du conducteur descend pour parlementer. Ils m’expliquent ensuite qu’il faut que je descende et prenne un autre touk-touk. Je refuse de comprendre. Nouvelle palabre et nous repartons, je suppose qu’il a fallu graisser la patte de l’agent. Le conducteur fait grise mine. Pendant ce temps, déboulent du pont dans l’autre sens un véritable flot de touk-touk, mais aussi des vélos, des camions et même un troupeau de moutons. Traverser ce flux est un jeu de réflexes et de culot. Pour celui qui est conduit, plus qu’effrayant, c’est hypnotisant. Sous le pont on voit les lavandières et puis des troupes de buffles qui se prélassent. Le pont franchi, nous sommes vite au tombeau. Le pourboire que je laisse au conducteur lui redonne des couleurs, j’avais tellement marchandé que je suis sûr qu’il ne s’y attendait pas.

Le tombeau d’Ittimad-ud-Daula a un charme tranquille. Il est visité par des Indiens, surtout des jeunes couples romantiques. On le surnomme « Baby Taj » et sa structure est la même que celle du Taj Mahal, un mausolée de marbre blanc flanqué de minarets, au milieu d’un jardin, avec de part et d’autre deux pavillons se faisant face, l’un étant je crois une mosquée. Contrairement à ce que l’on peut craindre, la visite après celle du Taj Mahal n’est pas complètement insipide. La comparaison révèle au contraire d’intéressantes différences. Auprès de ce mausolée lui aussi riche et subtil, le Taj Mahal frappe d’abord par ses proportions immenses. Ensuite par la rigoureuse unité entre toutes ses parties. Enfin par son style lui-même, qui est un exercice de perfection. Les fleurs peintes ou en marqueterie qui décorent le Baby Taj sont gracieuses, toutes différentes, dans des vases chatoyants, elles sourient sur la photo. Au Taj Mahal elles ne sont pas peintes, elles sont soit en marqueterie soit sculptées en bas-relief dans le marbre et ce sont des archétypes de plante, parfaites et hiératiques. Et si la voûte du Baby Taj est comme un baldaquin qui protège son hôte, sous la coupole du Taj Mahal, c’est le vide qui vous aspire. Quel bond architectural entre les deux monuments, pourtant construits à quelques années d’intervalle…

Sur la même rive de la rivière, on peut visiter d’autres sites. Je continue la promenade à pied, pour atteindre le jardin de « Chini Ka Rauza » (que je ne trouverai pas !) et le jardin de « Ram Bagh », qui conserve bien peu de chose de sa splendeur. Entre les deux, je parcours le quartier des pépinières. Le long de l’avenue, toujours la même profusion d’êtres et de choses, en un peu moins poussiéreux que le centre. Des enfants rentrent de l’école, les filles en jupe écossaise et les garçons sérieux avec leurs cravates et leurs pantalons trop grands. Des chariots munis de porte-voix, je suppose qu’on s’en sert pour les fêtes ou les mariages. Des installations électriques menaçantes. Encore des charrois défiant la raison. En Inde, tout véhicule est chargé jusqu’à l’épuisement de sa force motrice, quelle que soit celle-ci. Tout volume inutilisé est pour un Indien aussi insupportable qu’une machine arrêtée pour un ingénieur. Mais un kilo de plume pèse autant qu’un kilo de plomb. Aussi celui dont la vélo-carriole est bourrée de chips (je l’ai vu) n’est-il pas plus à son aise que celui qui déplace des bidons, du fer ou des pastèques. Evidemment, porter une charge lourde ou encombrante ne donne aucune priorité dans la hiérarchie des véhicules (au contraire). Toutes ces embarcations voguent donc au fil des rues vaille que vaille, ahanant dans les montées, livrant leur vie au destin dans les descentes.

En train pour Delhi, le vrai train cette fois

Il est bientôt temps de se diriger vers la gare. Au carrefour de Ram Bagh, où se tient un marché hétéroclite, je monte dans un touk-touk moyennement chargé. Dans ce qui est à la base, rappelons-le, une mobylette entourée d'une carrosserie, nous sommes six assis plus le conducteur, plus un bébé, plus un passager qui se tient au montant. Evidemment, le mouton que l’on transporte aussi doit se contenter du coffre arrière. Nous démarrons dans la direction opposée à la gare. Dans un taxi collectif, je m’attends certes à un petit détour. Mais j'ai beau ne pas être trop pressé, au bout de dix minutes, je commence à m’inquiéter. Nous quittons manifestement la ville et nous retrouvons sur la grand route au milieu des camions. Et toujours aucun arrêt pour faire descendre des passagers. Cinq minutes encore et je demande confirmation : « Agra Cantonment Station ? » Regard inquiet du conducteur. Evidemment personne ne parle anglais. J’insiste. Le touk-touk s’arrête finalement pour réfléchir. Bilan : j’apprends d’un coup que la gare d’Agra se prononce « Agra Can », que si on dit « Cantonment Station », ils comprennent « Tundla Station », que Tundla est un village à 20 kilomètres et que, oui, on va à Tundla ! Problème, problème… Heureusement, ils ont compris mon problème et vont faire tout leur possible. Pour corser le tout, il s’est mis à pleuvoir. Un compagnon m’accompagne pour traverser l’autoroute (l’Inde rend fataliste, je vous dis) et se remettre dans le bon sens. Puis il arrête un touk-touk qui n’en avait manifestement pas trop envie, adieux rapides et total me revoilà en route vers Agra en compagnie d’une jeune femme indienne habillée d’un sari superbe, quand elle descend à l’entrée de la ville je m’aperçois qu’elle est enceinte. Dernier tour de manège dans les avenues d’Agra. J’arrive à la gare à temps.

Bien que la journée me paraisse déjà remplie, il n’est que deux heures. Le voyage pour Delhi va durer trois bonnes heures. Le train n’a pas de première classe, je voyage en « Sleeper ». C’est apparemment la classe normale des trains indiens. Des compartiments ouverts de huit places avec des couchettes qui se rabattent pour la nuit ou quand quelqu’un veut faire la sieste (à cette heure-ci, c’est moitié-moitié). Le train indien est à la hauteur de sa réputation. C’est un vrai village. Dans la rue principale vont défiler sans interruptions : les marchands d’eau, de beignets, de thé. Et une boisson que l’on vend dans des petits pots en terre, que l’on boit d’un trait et que l’on jette par la fenêtre. Par prudence je n’achète pas de nourriture ni de boisson dans la rue, c’est dommage… A chaque arrêt se précipitent en marche des marchands de friture avec leurs petits plateaux. Il y a aussi les marchands de joujoux : poupées à un sou, flûtiaux, colifichets. Et les mendiants de toute sorte : mendiants simples, culs de jatte, travestis, et mon favori, le montreur de billes. C’est un enfant qui promène un bocal en verre rempli de billes de couleur en gélatine (celles du fond sont déjà liquides). On peut les voir, les toucher, et lui glisser une piécette.

Mes voisins de compartiment sont un groupe d’étudiants qui viennent de Visakapatnam, un grand port industriel de l’Andrha Pradesh (je parie que vous ne le saviez pas). Ils sont dans le train depuis 36 heures et montent à Delhi commencer leur thèse. Le plus bavard, Karunakara, a une foule de diplômes. Il parle un anglais correct mais curieusement pas l’hindi : sa langue maternelle est le telugu, à Delhi il compte donc parler anglais. Son sujet de thèse est adapté : c’est l’étude de l’industrie informatique… en Andrha Pradesh. Nous discutons de tout. Il applique à la vie, la mort et la religion un esprit de logicien espiègle. Son ami est lui archéologue. Il est fier de me montrer les photos des fouilles auxquelles il a participé et qui ont dégagé un antique chariot rituel bouddhique, ainsi que les certificats de satisfaction qui attestent qu’en plus de son savoir et de son application, il fait preuve d’un abord agréable et d’une moralité sans faille. Je leur montre en retour mes cartes postales des Asturies. Ce qu’ils remarquent le plus est la vue de Gijón et du port de plaisance. Le trajet passe assez vite en fait. Peu avant l'arrivée ils se rendent à tour de rôle aux toilettes et reviennent comme des princes avec des chemises propres et les cheveux humides bien peignés.

A la gare de Delhi, tandis que les voyageurs se pressent pour descendre, des enfants de 9-10 ans se bousculent pour monter et être les premiers dans les compartiments. Ils escaladent les couchettes à toute allure pour récupérer les vieux journaux, les bouteilles vides… Sorti de la gare, je marche lentement le long de la file des taxis. Les conducteurs me hèlent, ce sont les enchères descendantes… Quand le prix ne baisse plus, en route ! Le train arrive à la gare de Nizamuddin, au sud de la ville. Pour aller à l’hôtel Shangri-La, nous passons devant plusieurs monuments moghols et parcourons les larges avenues de New Delhi. Nous faisons le tour de l’India Gate, l’immense place hexagonale que traverse de part en part l’avenue centrale, Raj Path, sorte de Mall washingtonien, pelouses et bassins compris, mais sans drapeaux et avec des plantes un peu déplumées.

Et le taxi fait halte devant l’hôtel. Une tour de béton clair et de verre, absolument lisse et propre (la galerie de boutiques abrite même la concession Rolls Royce de Delhi). Un chasseur de haute taille, à l’habit blanc et à la moustache fournie ouvre la porte devant moi avec un air déférent que je n’avais absolument pas encore rencontré dans ce pays. Dans le hall de marbre, une jeune femme en sari me salue en joignant les mains. En un clin d’œil, je prends ma clé à la réception et je prends l’ascenseur pour le 14e étage. La chambre est grande, avec un décor moderne, un coin-salon avec une assiette de fruits, du chocolat, du vin. La salle de bains est luxueuse, elle donne sur la chambre par une grande vitre. Et à mes pieds, les immeubles et les avenues de Delhi dans la brume de fin d’après-midi. Je pose mon sac à dos. Je me sens crasseux et poussiéreux dans ce décor tout neuf. Je m’affale sur le lit et je ris, je ris, sans pouvoir m’arrêter.

Les choses sérieuses, cependant, commencent. Demain mardi et jusqu’à vendredi ce sera la « conférence » annuelle d’ArcelorMittal. Le soir, je dîne au magnifique buffet indien de l’hôtel avec mon vieux complice Daniel Atlan et Dorothée Kohler, une collègue qui travaille dans le secteur des inox.

Mardi 9 - Jeudi 11 – Delhi, la Conférence

Comme les activités commencent à midi, j’ai encore la matinée libre avant de me transformer en mouton avec badge autour du cou. J’en profite pour marcher jusqu’à Connaught Place, la place animée du centre de New Delhi. Malheureusement, il est trop tôt et la place est déserte, tout est fermé. Le soir, cela doit fermer tard… Je retourne tranquillement à l’hôtel en passant par le « Jantar Mantar », un curieux monument qui est un observatoire astronomique du XVIIIe siècle. Si on ne le sait pas, c'est un spectacle à la Chirico, on voit des toboggans géants, des tours arrondies, des geôles en forme d’engrenages, le tout peint en rouge et blanc. De près on remarque un peu partout de fins traits parallèles: c’étaient les graduations qui permettaient de faire des mesures astronomiques sur ces instruments gigantesques.

Après un petit déjeuner de fruits à l’hôtel, j’ai encore un moment pour mettre au propre mes notes éparses sur mes impressions de voyage. Cela commence à occuper quelques pages écrit petit. Bien sûr j’oublierai le tout dans ma chambre en partant. Il doit y avoir quelque chose que je tiens à oublier.

A midi, je me joins à la petite foule de collègues du monde entier qui attend dans le hall. Je ne connais à peu près personne et discute au hasard des rencontres. Nous embarquons en bus pour l’hôtel « Taj Palace » où se tiendront les travaux. Nous avons pour 20 minutes de trajet car cet hôtel est assez loin, dans une partie de New Delhi encore plus luxueuse, uniquement peuplée de casernes et d’ambassades. On n’y laisse même personne camper sous les arbres des trottoirs.

De la conférence elle-même, peu de chose à dire. 700 collègues presque tous inconnus, des sessions interminables à écouter des présentations mal construites ou mal présentées, où l’on rit aux boutades pas drôles des haut gradés, des pauses où l’on bouffe, l’on bouffe. En marge des sessions, on fait son petit marché : un service à demander à untel, une affaire à confirmer avec tel autre. Et bien sûr une étrange impression d’extra-territorialité. Un désintérêt général pour l’Inde, qui me semble pourtant le principal message de cette réunion. Je semble à être le seul à avoir glissé quelque escapade à son programme. Les collègues indiens avec lesquels je discute ne sont guère bavards sur leur pays et ne semblent pas particulièrement fiers de le faire découvrir.

Deux repas grandioses le mardi et le mercredi soir. Ils se tiennent dans des domaines privés à une heure au sud de la ville. Les autobus doivent affronter les embouteillages du soir puis traverser des quartiers populaires, encombrés de tricycles à moteur garés entre les boutiques minuscules, de vaches, de chiens et de piétons affairés. Parfois aussi on passe devant un centre commercial luxueux. Après trois jours, je m’y suis fait, mais la plupart des collègues sont incrédules. Et pourtant c’est un quartier normal, rien à voir avec les bidonvilles de la banlieue. Enfin, nous arrivons à la lisière de la ville. S’y alignent des domaines privés qui ont des airs de club de campagne, avec des pelouses et de vastes tentes. La nourriture est excellente mais l’ambiance bien trop artificielle. « Dîner indien » le premier soir, où l’on nous coiffe de turbans, revêt de colliers de fleurs et gratifie d’un spectacle de danses manquant de conviction. « Dîner contemporain » le deuxième jour, dans une salle semi-ouverte bruyante, agrémenté par la conférence d’un alpiniste américain complètement privé de charisme. Au retour, le bus longe à nouveau le chantier du métro express, éclairé comme en plein jour et qui s'active sans cesse. Il paraît que ce projet est un modèle d'efficacité au milieu de l'océan d'incompétence et de corruption général (le ministre des finances indien, qui nous accordait une conférence le matin, le citait en exemple).

Jeudi soir, dîner libre. Pas de chance, à l’hôtel où je suis, je ne connais pas grand monde. Finalement je tomberai sur le groupe des Français (sympathiques) de service. Auparavant, je fais un tour à Connaught Place, en passant devant les marchés de fringues en plein air. Y traîne une foule jeune habillée mode, insouciante. A l’entrée du bazar souterrain de Connaught Place, un garde blasé poireaute devant un détecteur de métaux cassé (de toute façon on peut passer à côté). C’est par là qu’éclateront quelques unes des bombes après-demain.

Vendredi 12 – Au Rajasthan !

Vendredi, il faut que je sois à l’aéroport en début d’après-midi. L'appel du Rajasthan! vous dis-je. Pour moi c'est un vieux rêve. Je dois donc renoncer à la journée "culturelle" de la conférence et à la visite d'Old Delhi où je m'étais inscrit. Après coup, je ne regrette rien. Les collègues qui ont fait cette visite en ont vu finalement moins que moi, inertie de groupe oblige, je suppose. Je prends d’abord un taxi pour le temple d’Akshardham, dans une toute autre zone, à l’est de la rivière Yamuna. C’est un immense complexe construit il y a quelques années, tout en béton et en pierre, dit la brochure, sans utiliser d’acier (tant pis). J’arrive à l’ouverture, c’est encore calme. Il faut déposer tous ses objets électroniques (sous peine d’amende !) L’intérieur est grandiose, c’est sculpté de partout mais dans l’ensemble peu gracieux. La construction combine le grès rose et le marbre gris, qui par contraste semble verdâtre. On y est bien. Le temple principal est orné avec une piété bon enfant. Au centre, sous la rotonde ciselée, des personnages dorés saluent l’idole de Swaminarayan, qui est assis sous un dais en chocolat au lait. Aux murs, de grands tableaux sulpiciens rappellent la vie du saint. Le temple repose sur une interminable frise représentant des éléphants en bas-relief dans toutes les attitudes. Plus loin s’entrelacent des cours et des jardins. Si l’on est curieux, on peut arriver à la petite salle où a lieu la cérémonie de Neelkanth Abhishek. Nous sommes huit. Assis sur le sol, nous avons chacun un petit pot d’eau, une cuiller et une coupelle. Le prêtre récite des prières et nous invite à faire les gestes rituels. Cela culmine par l’adoration d’une statuette d’enfant dorée, sur laquelle nous versons chacun à notre tour l’eau de notre pot. En souvenir on nous noue une cordelette au poignet, on nous peint un point carmin au front (je me trouve superbe, très hindou) et l’on nous donne un bon échangeable contre une surprise à la sortie (c’est une sorte de halwa dans une petite boite au décor du temple). Le tout pour 51 roupies, on peut donner plus si l’on veut faire une offrande perpétuelle.

Je n’ai pas le temps de flâner (et de voir le paraît-il somptueux son et lumières) car je veux aussi faire un saut dans Old Delhi. Le taxi me dépose devant la grande mosquée. C’est l’heure de la prière et je ne pourrai donc pas visiter l’intérieur. Je me perds dans le quartier de Chandni Chowk, labyrinthe de ruelles commerçantes. C’est la première fois de ma vie que je vois un embouteillage uniquement provoqué par les piétons et les vélos. Les enfants rentrent de l’école. Beaucoup vont en vélo-pousse-pousse, souvent deux fillettes sagement assises côte à côte dans leur uniforme. Parfois c’est une grappe d’enfants complète que le tireur charrie, j’en ai compté jusqu’à 8. Il y a même un quartier consacré aux feux d’artifices, on trouve tout ici et les marchands ambulants fournissent le reste. Les plus humbles vendent directement du porte-bagages de leur vélo : tel propose de la glace qu’il casse à la demande, tel autre a aujourd’hui des raquettes de badminton (?) Sur l’avenue principale qui traverse le quartier, le paradis du commerce continue. C’est l’heure du repas de midi, les gens achètent aux étals leur riz, servi dans de petites écuelles faites de feuilles pressées, sous l’œil d’un Ganesh en polystyrène. Il paraît qu’il faut admirer les temples du quartier. Le temple jaïn est un grand complexe, face au Fort Rouge de Delhi, peint en rouge sombre et couvert de petits drapeaux.


Le temple sikh passe d’abord inaperçu. Son entrée est tout comme celle de bains publics, tout en carrelage. (J’ai vu ensuite des photos, avec du recul l’édifice a belle allure, bien proportionné avec des clochetons dorés, mais au ras du sol on n’en voit rien). On dépose ses chaussures au guichet avant de passer le pédiluve. Je suis la file et imite. D’abord il faut payer son offrande. Cinq ou dix roupies ? Allons, le salut n’a pas de prix, va pour les 10 roupies. Au guichet suivant, un noble sikh à la barbe fournie tamponne mon petit ticket, verse une louchée d’une soupe épaisse dans une gamelle en fer et me la tend, entre deux feuilles sèches. Je n’ose trop regarder, je suppose que c’est de la nourriture, sous les feuilles on devine quelque chose de gluant, de graisseux, sans odeur définie. Ensuite on se dirige vers le temple et un gardien m’arrête : il faut se couvrir la tête. Des triangles de satin de carnaval sont prêtés. Je m’en noue un du mieux que je peux, préfère ne pas voir le résultat, reprends ma gamelle brûlante et entre. Dès l’entrée, un grand gaillard se saisit de ma soupe et d’un geste assuré la vide dans une grande poubelle. Allez savoir, j’ai ressenti un petit soulagement. La salle principale du temple est haute et couverte de tapis. Du plafond descendent de grands lustres brillants et une forêt de ventilateurs. Les fidèles prient accroupis ou se prosternent. Certains portent le turban sikh caractéristique qui leur donne un air intimidant (ou est-ce à cause de leur mine impénétrable, ou du poignard qu'ils ne quittent jamais?). D'autres ont un couvre-chef improvisé comme moi. Ils vont et viennent, peut-être profitant de la pause de midi. Deux musiciens jouent d’une sorte d’harmonium à soufflet horizontal qu’ils tiennent sur leurs genoux, accompagnant un chanteur. Sous un baldaquin doré, la place sacrée est occupée par la dépouille du martyr sikh du XVIIe siècle auquel le temple est dédié. Si l’on descend quelques marches, on peut voir le sarcophage derrière une vitre. On s’agenouille devant lui, on glisse une offrande dans la fente, on essuie la vitre ou on balaie les marches avec sa manche pour s’humilier.

J’ai encore un quart d’heure à flâner sur l’avenue, entre les commerces, le chaos de la circulation, les immeubles décrépits et il me faut penser à rentrer à l’hôtel. Je trouve la station de métro. Un enfant dort dans l’escalier d’entrée, le corps allongé sur une marche, une jambe étendue sur la marche du dessus. Le métro de Delhi est tout neuf, clair et calme. J’achète mon jeton magnétique bleu. Dix minutes de métro et cinq minutes de marche plus tard je suis arrivé au Shangri-La. Je récupère mon sac et en route pour l’aéroport.

J’y arrive très en avance, en prévision des formalités. En fait rien de spécial. Juste faire tamponner au guichet la carte d’embarquement que j’ai imprimée par internet. Elle sera évidemment re-tamponnée (et signée) au contrôle de sécurité. J’ai le temps d’acheter des timbres. Visiblement le postier s’ennuie et il a décidé que je serai son attraction de la journée. Il me fait asseoir dans son réduit pour me présenter son assortiment. Je choisis un peu de tout, des tigres, des tortues, et surtout des timbres parfumés au jasmin. Il les gratte un par un pour me les faire sentir. Quand je lui tends un billet de 500 roupies (9 euros), son expression change. Comment va-t-il trouver la monnaie à me rendre sur un tel pactole ? Il se lève, va consulter la boutique de gauche, puis celle de droite, revient l’air préoccupé. Il soupire, se rassoit, extrait de sa poche une pochette de cellophane pliée en 16. Il la déplie soigneusement, en extrait une enveloppe pleine de billets, compte la monnaie, la recompte, la recompte encore devant moi et me la tend finalement. Après quoi le labeur inverse s’impose : ranger ses billets dans l’enveloppe, reconstituer le minutieux pliage, et empocher le tout. Pour acheter huit timbres, il m’aura fallu dix bonnes minutes, pendant lequel il n’aura cessé de me fixer du même sourire désarmant. Nous sommes quittes, moi aussi je suis au spectacle.

Embarquement dans le petit avion de Jet Airways. Sur la piste, il fait chaud. Le pilote a déplié des journaux sur les vitres du cockpit pour avoir de l’ombre. Nous survolons d’abord la banlieue interminable de Delhi. Cette forêt de béton comprend quelques curieuses expériences d’urbanisme, comme cette grappe d’immeubles qui ont la forme de fleurs avec une cour centrale circulaire. Ensuite c’est la plaine agricole, traversée de grands fleuves. Puis la terre se plisse de collines allongées et parallèles. Le terrain devient plus aride, le lit des grandes rivières est plein de sable, sauf là où on a construit une retenue. C’est la fin d’après-midi quand nous atterrissons à Udaipur. (Précision pour les curieux : on prononce "Oudépour").

Entre l’aéroport et la ville, c’est la campagne, agrémentée d’une fonderie de zinc -- retenons notre souffle. L’hôtel Udai Kothi est au bord du lac d’Udaipur, il faut traverser des ruelles invraisemblables mais une fois arrivé, c’est un charmant hôtel. Il a un jardinet fleuri (avec un Bouddha), les chambres sont meublées en matériaux de qualité, meubles sombres, jolis tableaux, un lit de conte à baldaquin, et les omniprésents œillets d’Inde orange. Une douche et je monte sur le toit, où se trouve la piscine (luxe!, ce sera pour demain matin) et le restaurant.

Je commande une bière, le temps de lire la carte, tout en continuant à travailler sur mes notes de voyage. Je repars de zéro car j'ai tout laissé à l'hôtel à Delhi. Une voix à côté de moi me demande si je suis français ! C’est une jeune femme indienne. Nous commençons à discuter. Elle est guide touristique et a appris le français pour son travail. Elle vit à Delhi mais est venue à Udaipur en repérage pour visiter des hôtels et des restaurants, avec une collègue. Elle s’appelle Shiksha, ce qui signifie connaissance ou éducation, c’est l’un des noms de la grande déesse Saraswati. Sa collègue s’appelle Shubhra, je ne sais pas ce que cela signifie et, à ma grande honte, de toute la soirée je n’arriverai pas à le retenir. Finalement, nous allons dîner ensemble sur cette jolie terrasse, dans une alcôve garnie de coussins surplombant le lac. Shiksha s’étonne que tous les Français en Inde viennent visiter Udaipur. Qu’y a-t-il à voir ? Sur le coup je m’inquiète un peu de mon choix de destination : il faut que je remplisse deux jours et demi ici ! (Appréhension complètement injustifiée en fait : si l’on est un peu badaud – comme moi – on peut même se planter à un carrefour et rester une semaine sans s’ennuyer). Il est vrai que j’ai remarqué pas mal de panonceaux en français, vantant qui une auberge, qui un atelier de miniatures. Il doit y avoir dans le tourisme des effets de mode par pays, au gré des tour-opérateurs et des éditeurs de guides touristiques. Je verrai pourtant peu de Français, et en général peu d’étrangers. Septembre est la période creuse, entre les vacances d’été, qui coïncident pourtant avec la mousson, et la haute saison d’hiver.

Quand je lui propose en hindi de prendre un verre, Shiksha est ébahie. Elle m’apprend avec enthousiasme comment demander : « Veux-tu sortir avec moi ? », semble déçue que j’aie déjà des enfants, mais aussi choquée que je ne sois pas marié : en Inde avoir des enfants hors mariage est inimaginable. Elle et son amie sont gaies, indépendantes, Shiksha voudrait même aller vivre au Canada. Un point surprenant : leur animosité envers le Pakistan, je ne sais plus à quel propos nous en arrivons là, elles expriment un désolant « ils font tout pour que nous ne nous entendions pas / ce sont eux qui ont commencé ». Le lendemain, elles vont visiter une demeure de luxe dans les environs, rendez-vous manqué pour se revoir le soir, pas de chance.