Vendredi 12 – Au Rajasthan !

Vendredi, il faut que je sois à l’aéroport en début d’après-midi. L'appel du Rajasthan! vous dis-je. Pour moi c'est un vieux rêve. Je dois donc renoncer à la journée "culturelle" de la conférence et à la visite d'Old Delhi où je m'étais inscrit. Après coup, je ne regrette rien. Les collègues qui ont fait cette visite en ont vu finalement moins que moi, inertie de groupe oblige, je suppose. Je prends d’abord un taxi pour le temple d’Akshardham, dans une toute autre zone, à l’est de la rivière Yamuna. C’est un immense complexe construit il y a quelques années, tout en béton et en pierre, dit la brochure, sans utiliser d’acier (tant pis). J’arrive à l’ouverture, c’est encore calme. Il faut déposer tous ses objets électroniques (sous peine d’amende !) L’intérieur est grandiose, c’est sculpté de partout mais dans l’ensemble peu gracieux. La construction combine le grès rose et le marbre gris, qui par contraste semble verdâtre. On y est bien. Le temple principal est orné avec une piété bon enfant. Au centre, sous la rotonde ciselée, des personnages dorés saluent l’idole de Swaminarayan, qui est assis sous un dais en chocolat au lait. Aux murs, de grands tableaux sulpiciens rappellent la vie du saint. Le temple repose sur une interminable frise représentant des éléphants en bas-relief dans toutes les attitudes. Plus loin s’entrelacent des cours et des jardins. Si l’on est curieux, on peut arriver à la petite salle où a lieu la cérémonie de Neelkanth Abhishek. Nous sommes huit. Assis sur le sol, nous avons chacun un petit pot d’eau, une cuiller et une coupelle. Le prêtre récite des prières et nous invite à faire les gestes rituels. Cela culmine par l’adoration d’une statuette d’enfant dorée, sur laquelle nous versons chacun à notre tour l’eau de notre pot. En souvenir on nous noue une cordelette au poignet, on nous peint un point carmin au front (je me trouve superbe, très hindou) et l’on nous donne un bon échangeable contre une surprise à la sortie (c’est une sorte de halwa dans une petite boite au décor du temple). Le tout pour 51 roupies, on peut donner plus si l’on veut faire une offrande perpétuelle.

Je n’ai pas le temps de flâner (et de voir le paraît-il somptueux son et lumières) car je veux aussi faire un saut dans Old Delhi. Le taxi me dépose devant la grande mosquée. C’est l’heure de la prière et je ne pourrai donc pas visiter l’intérieur. Je me perds dans le quartier de Chandni Chowk, labyrinthe de ruelles commerçantes. C’est la première fois de ma vie que je vois un embouteillage uniquement provoqué par les piétons et les vélos. Les enfants rentrent de l’école. Beaucoup vont en vélo-pousse-pousse, souvent deux fillettes sagement assises côte à côte dans leur uniforme. Parfois c’est une grappe d’enfants complète que le tireur charrie, j’en ai compté jusqu’à 8. Il y a même un quartier consacré aux feux d’artifices, on trouve tout ici et les marchands ambulants fournissent le reste. Les plus humbles vendent directement du porte-bagages de leur vélo : tel propose de la glace qu’il casse à la demande, tel autre a aujourd’hui des raquettes de badminton (?) Sur l’avenue principale qui traverse le quartier, le paradis du commerce continue. C’est l’heure du repas de midi, les gens achètent aux étals leur riz, servi dans de petites écuelles faites de feuilles pressées, sous l’œil d’un Ganesh en polystyrène. Il paraît qu’il faut admirer les temples du quartier. Le temple jaïn est un grand complexe, face au Fort Rouge de Delhi, peint en rouge sombre et couvert de petits drapeaux.


Le temple sikh passe d’abord inaperçu. Son entrée est tout comme celle de bains publics, tout en carrelage. (J’ai vu ensuite des photos, avec du recul l’édifice a belle allure, bien proportionné avec des clochetons dorés, mais au ras du sol on n’en voit rien). On dépose ses chaussures au guichet avant de passer le pédiluve. Je suis la file et imite. D’abord il faut payer son offrande. Cinq ou dix roupies ? Allons, le salut n’a pas de prix, va pour les 10 roupies. Au guichet suivant, un noble sikh à la barbe fournie tamponne mon petit ticket, verse une louchée d’une soupe épaisse dans une gamelle en fer et me la tend, entre deux feuilles sèches. Je n’ose trop regarder, je suppose que c’est de la nourriture, sous les feuilles on devine quelque chose de gluant, de graisseux, sans odeur définie. Ensuite on se dirige vers le temple et un gardien m’arrête : il faut se couvrir la tête. Des triangles de satin de carnaval sont prêtés. Je m’en noue un du mieux que je peux, préfère ne pas voir le résultat, reprends ma gamelle brûlante et entre. Dès l’entrée, un grand gaillard se saisit de ma soupe et d’un geste assuré la vide dans une grande poubelle. Allez savoir, j’ai ressenti un petit soulagement. La salle principale du temple est haute et couverte de tapis. Du plafond descendent de grands lustres brillants et une forêt de ventilateurs. Les fidèles prient accroupis ou se prosternent. Certains portent le turban sikh caractéristique qui leur donne un air intimidant (ou est-ce à cause de leur mine impénétrable, ou du poignard qu'ils ne quittent jamais?). D'autres ont un couvre-chef improvisé comme moi. Ils vont et viennent, peut-être profitant de la pause de midi. Deux musiciens jouent d’une sorte d’harmonium à soufflet horizontal qu’ils tiennent sur leurs genoux, accompagnant un chanteur. Sous un baldaquin doré, la place sacrée est occupée par la dépouille du martyr sikh du XVIIe siècle auquel le temple est dédié. Si l’on descend quelques marches, on peut voir le sarcophage derrière une vitre. On s’agenouille devant lui, on glisse une offrande dans la fente, on essuie la vitre ou on balaie les marches avec sa manche pour s’humilier.

J’ai encore un quart d’heure à flâner sur l’avenue, entre les commerces, le chaos de la circulation, les immeubles décrépits et il me faut penser à rentrer à l’hôtel. Je trouve la station de métro. Un enfant dort dans l’escalier d’entrée, le corps allongé sur une marche, une jambe étendue sur la marche du dessus. Le métro de Delhi est tout neuf, clair et calme. J’achète mon jeton magnétique bleu. Dix minutes de métro et cinq minutes de marche plus tard je suis arrivé au Shangri-La. Je récupère mon sac et en route pour l’aéroport.

J’y arrive très en avance, en prévision des formalités. En fait rien de spécial. Juste faire tamponner au guichet la carte d’embarquement que j’ai imprimée par internet. Elle sera évidemment re-tamponnée (et signée) au contrôle de sécurité. J’ai le temps d’acheter des timbres. Visiblement le postier s’ennuie et il a décidé que je serai son attraction de la journée. Il me fait asseoir dans son réduit pour me présenter son assortiment. Je choisis un peu de tout, des tigres, des tortues, et surtout des timbres parfumés au jasmin. Il les gratte un par un pour me les faire sentir. Quand je lui tends un billet de 500 roupies (9 euros), son expression change. Comment va-t-il trouver la monnaie à me rendre sur un tel pactole ? Il se lève, va consulter la boutique de gauche, puis celle de droite, revient l’air préoccupé. Il soupire, se rassoit, extrait de sa poche une pochette de cellophane pliée en 16. Il la déplie soigneusement, en extrait une enveloppe pleine de billets, compte la monnaie, la recompte, la recompte encore devant moi et me la tend finalement. Après quoi le labeur inverse s’impose : ranger ses billets dans l’enveloppe, reconstituer le minutieux pliage, et empocher le tout. Pour acheter huit timbres, il m’aura fallu dix bonnes minutes, pendant lequel il n’aura cessé de me fixer du même sourire désarmant. Nous sommes quittes, moi aussi je suis au spectacle.

Embarquement dans le petit avion de Jet Airways. Sur la piste, il fait chaud. Le pilote a déplié des journaux sur les vitres du cockpit pour avoir de l’ombre. Nous survolons d’abord la banlieue interminable de Delhi. Cette forêt de béton comprend quelques curieuses expériences d’urbanisme, comme cette grappe d’immeubles qui ont la forme de fleurs avec une cour centrale circulaire. Ensuite c’est la plaine agricole, traversée de grands fleuves. Puis la terre se plisse de collines allongées et parallèles. Le terrain devient plus aride, le lit des grandes rivières est plein de sable, sauf là où on a construit une retenue. C’est la fin d’après-midi quand nous atterrissons à Udaipur. (Précision pour les curieux : on prononce "Oudépour").

Entre l’aéroport et la ville, c’est la campagne, agrémentée d’une fonderie de zinc -- retenons notre souffle. L’hôtel Udai Kothi est au bord du lac d’Udaipur, il faut traverser des ruelles invraisemblables mais une fois arrivé, c’est un charmant hôtel. Il a un jardinet fleuri (avec un Bouddha), les chambres sont meublées en matériaux de qualité, meubles sombres, jolis tableaux, un lit de conte à baldaquin, et les omniprésents œillets d’Inde orange. Une douche et je monte sur le toit, où se trouve la piscine (luxe!, ce sera pour demain matin) et le restaurant.

Je commande une bière, le temps de lire la carte, tout en continuant à travailler sur mes notes de voyage. Je repars de zéro car j'ai tout laissé à l'hôtel à Delhi. Une voix à côté de moi me demande si je suis français ! C’est une jeune femme indienne. Nous commençons à discuter. Elle est guide touristique et a appris le français pour son travail. Elle vit à Delhi mais est venue à Udaipur en repérage pour visiter des hôtels et des restaurants, avec une collègue. Elle s’appelle Shiksha, ce qui signifie connaissance ou éducation, c’est l’un des noms de la grande déesse Saraswati. Sa collègue s’appelle Shubhra, je ne sais pas ce que cela signifie et, à ma grande honte, de toute la soirée je n’arriverai pas à le retenir. Finalement, nous allons dîner ensemble sur cette jolie terrasse, dans une alcôve garnie de coussins surplombant le lac. Shiksha s’étonne que tous les Français en Inde viennent visiter Udaipur. Qu’y a-t-il à voir ? Sur le coup je m’inquiète un peu de mon choix de destination : il faut que je remplisse deux jours et demi ici ! (Appréhension complètement injustifiée en fait : si l’on est un peu badaud – comme moi – on peut même se planter à un carrefour et rester une semaine sans s’ennuyer). Il est vrai que j’ai remarqué pas mal de panonceaux en français, vantant qui une auberge, qui un atelier de miniatures. Il doit y avoir dans le tourisme des effets de mode par pays, au gré des tour-opérateurs et des éditeurs de guides touristiques. Je verrai pourtant peu de Français, et en général peu d’étrangers. Septembre est la période creuse, entre les vacances d’été, qui coïncident pourtant avec la mousson, et la haute saison d’hiver.

Quand je lui propose en hindi de prendre un verre, Shiksha est ébahie. Elle m’apprend avec enthousiasme comment demander : « Veux-tu sortir avec moi ? », semble déçue que j’aie déjà des enfants, mais aussi choquée que je ne sois pas marié : en Inde avoir des enfants hors mariage est inimaginable. Elle et son amie sont gaies, indépendantes, Shiksha voudrait même aller vivre au Canada. Un point surprenant : leur animosité envers le Pakistan, je ne sais plus à quel propos nous en arrivons là, elles expriment un désolant « ils font tout pour que nous ne nous entendions pas / ce sont eux qui ont commencé ». Le lendemain, elles vont visiter une demeure de luxe dans les environs, rendez-vous manqué pour se revoir le soir, pas de chance.

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